jeudi 14 août 2008

Sigur Rós - Með suð í eyrum við spilum endalaust

Le groupe Islandais Sigur Rós a sorti le 23 juin dernier son cinquième album, Með suð í eyrum við spilum endalaust (en français « Avec un bourdonnement dans les oreilles nous jouons inlassablement »), et ce n’est guère prometteur pour la suite. Ils nous avaient habitués à un rock atmosphérique, sur lequel on adorait planer durant des heures, ainsi qu’à un univers froid et féerique où se posait à merveille la voix de Jón Þór Birgisson. Dans ce nouvel album, le groupe a décidé d’être plus audacieux, ou de ne pas se casser la tête, au choix. Car il ne reste quasiment plus rien des vestiges de Von, Ágætis byrjun et (). A notre grand désespoir. Le groupe a choisi de se démarquer de ses créations précédentes en osant un album plus léger, plus rythmé (surtout dans sa première moitié), avec des morceaux plus courts et une partie vocale beaucoup plus présente. Mais le changement de style a ses limites, et quand on a contribué à l’évolution du rock atmosphérique de ces dix dernières années, on ne s’en sort pas si facilement.


L’album s’ouvre pourtant sur deux morceaux très légers et très entraînants, qui mêlent énergie vocale et instrumentale, chœurs à l’appui sur Gobbledigook et trompettes en fanfare sur Inní mér syngur vitleysingur. C’est une introduction déroutante, car Sigur Rós nous avait habitués à plus de sobriété. Ce nouvel album prend l’allure d’une grande fête, et l’envie nous prend soudainement d’aller gambader en tenue d’Eve avec eux sur l’autoroute (comme sur la pochette). C’est à partir du troisième morceau que le groupe commence à perdre pied : sur Góðan daginn, Sigur Rós s’égare et tente de nous offrir une espèce de ballade rock finalement assez banale et très éloignée de l’univers que le groupe s’était constitué au fil des albums. La chute continue sur Við spilum endalaust, qui pourrait faire écho aux morceaux d’ouverture si les arrangements pompiers ne sonnaient pas comme du Coldplay voire du Keane. Il ne reste plus grand-chose de l’intensité d’autrefois et même les morceaux les plus longs, censés nous ramener aux sources du groupe, ne parviennent pas à égaler la profondeur et la dimension mythique qu’ils avaient su inventer. Festival, le cinquième morceau, tente de retrouver ces émotions perdues, sans en atteindre la hauteur. C’est surtout de la lassitude qui se dégage au fil des chansons, et sans motivation il est bien difficile d’en voir le bout, car même les morceaux les plus prometteurs sont empreints des vilains tics vocaux de Jon Þór Birgisson. Ára bátur et All Alright nous paraissent bien longs et ne parviennent pas à décoller. Finalement, c’est seulement au bout de dix chansons (dix ! Sur onze !) que s’élève Straumnes, le morceau le plus court de l’album, le seul qui se rapproche le plus des créations d’autrefois (et qui est instrumental, on respire). En l’espace de deux minutes, le groupe retrouve son univers aérien et vaporeux.
Reste à savoir maintenant s’il faut blâmer le groupe d’avoir tenté un changement, voire une évolution sur ce nouvel album. On est souvent déçus par les groupes qui répètent toujours le même schéma et manquent d’audace. Nous savons que Sigur Rós n’en fait pas parti. Mais il manque quelque chose à Með suð í eyrum við spilum endalaus. Car la première écoute d’un album de Sigur Rós, c’est toujours quelque chose de spécial, comme la sensation de s’envoler au dessus des grandes étendues froides d’Islande. L’envol n’y est pas. On était en droit d’attendre mieux d’un groupe comme celui-là. Déception.

mercredi 13 août 2008

Joanna Newsom - The Milk-Eyed Mender

Les meilleures découvertes musicales sont celles que l’on trouve par hasard, au détour d’un site internet, en allant de lien en lien et de vidéo en vidéo. Une fois que le trésor est déterré, il est difficile de s’en détacher. Ainsi, c’est complètement par hasard que mon chemin a croisé celui de Joanna Newsom, une espèce d’icône farfelue à la sauce Björk. Une chose est sûre : on aime ou on n’aime pas. Joanna Newsom fait parti des chanteuses dont la voix est si particulière qu’elle peut être aussi bien repoussante que fascinante. Ou du moins déplaisante à la première écoute, puis on se laisse entraîner, on s’y habitue même, et on finit par être hypnotisé. Difficile de trouver une autre façon de décrire le premier album de la chanteuse, The Milk-Eyed Mender (paru en 2004, elle en a sorti un autre depuis) qui navigue entre agressivité et délicatesse. On pensera évidemment tout de suite à Kate Bush : même voix perçante, même textes alambiqués. (“With my steely will compounded, in a mighty mound that's hounded, by the SNAP my steel string sounded, just before your snores unwound it.” Cassiopeia.)

Joanna Newsom emploie de façons diverses et variées son instrument de prédilection, la harpe, sur des morceaux tantôt entraînants, comme Plum, Peach, Pear qui ouvre l’album, tantôt calmes, tels que Bridges and Balloons ou Swansea. Il faut avouer que cela permet un certain équilibre entre sa voix, franchement criarde, et le raffinement de la harpe qui introduit une atmosphère plus lyrique bien qu'insolite. L’imaginaire se construit petit à petit, et l’album comporte son lot de petits bijoux si l’on accepte de s’y arrêter un moment. Car au-delà du diablement efficace Plum, Peach, Pear (qui en aura sûrement exaspéré plus d’un), la voix de Joanna Newsom évoque autre chose qu’une gosse de dix ans surexcitée s’essayant aux vocalises pour la première fois. Sur les morceaux les plus calmes tels que Clam, Crab, Cockle, Cowrie ou encore The Side of the Blue, la voix se fait presque timide et libère un certain charme, une espèce de maladresse attachante qui s’accorde étrangement avec l’élégance de la harpe. Pas besoin d'en dire plus, il est de toute façon impossible de se faire une idée sans écouter la voix de la créature. Evidemment, cette musique ne sera pas appréciée de tous, il sera très facile de détester la voix et d’être peu convaincu par l’accompagnement. Il ne sera pas surprenant d’éprouver une certaine répulsion face à une œuvre aussi singulière, tellement insupportable et cependant captivante. The Milk-Eyed Mender n’est pas un album parfait, certains morceaux sont loin d’égaler la beauté féerique de Cassopeia ou la tendre simplicité de Bridges and Balloons (fausses notes ou pas). Mais il y a dans l’univers de Joanna Newsom quelque chose d’envoûtant, il y a dans ce premier album quelque chose de maladroit, d’un peu brouillon (qui est corrigé dans son second album, Ys, au profit de sonorités un peu jazzy et de violons incessants, et d’une voix beaucoup moins agressive). On peut ne pas y adhérer. Mais il sera difficile de rester de marbre devant ce chant pleinement assumé (beaucoup de gens ne savent pas chanter mais ne l’assument pas, comme Scarlett Johansson par exemple, alors ils font des remixs avec beaucoup d’effets). Joanna Newsom ne sait pas chanter, et elle enfonce le clou en s’accompagnant juste d’une harpe ou d’un piano (en live, c’est presque déroutant). Alors, si vraiment cela apparaît hors de portée, presque inimaginable de faire des trucs comme ça, bref à défaut de s’émerveiller devant la qualité artistique de l’ensemble, on pourra toujours s’extasier devant la beauté des textes :

"I do as I please.
Now I'm on my knees.
Your skin is something that I stir into my tea.
And I am watching you and you are starry, starry, starry
and I'm tumbling down, and I check a frown.
Well, just look around. It's why I love this town:
just see me serenaded hourly! celebrated sourly!
dedicated dourly; waltzing with the open sea -
clam, crab, cockle, cowrie : will you just look at me?"
(Clam, Crab, cockle, Cowrie)

Pour ceux qui seraient prêts à mettre leurs oreilles à l'épreuve:


Découvrez Joanna Newsom!



Découvrez Joanna Newsom!

mardi 15 juillet 2008

Forêts - Wajdi Mouawad

Le théâtre 71 de Malakoff a choisi de reprendre du 28 mai au 8 juin 2008 une des dernières créations de Wajdi Mouawad, Forêts. Jouée pour la première fois en 2006, cette pièce est le troisième volet d’un quatuor sur le thème de l’héritage (après Littoral et Incendies). Quatre heures, c’est le temps qu’il faut à Mouawad pour nous retourner le cœur et la tête. La famille, les racines, le passé : c’est à travers une incroyable épopée historique qui part de la fin du XIXème siècle jusqu’à nos jours que Loup, une jeune adolescente de 16 ans, tente de remettre en ordre le puzzle de son histoire avec l’aide d’un professeur de paléontologie. Et les deux personnages, avouons-le, sont aussi perdus que nous devant l’immensité et la complexité historique de la chose. Sept générations de femmes défilent sous nos yeux, lentement l’intrigue se complique, les histoires s’entremêlent, et la pièce devient un véritable casse-tête pour le spectateur, qui découvre au sein de la forêt un labyrinthe de racines.
Et tout à coup, c’est l’accélération, le choc : Forêts prend les allures d’une tragédie grecque et nous balance à la figure une explosion de drames, d’inceste et de sexe, le tout dans un bain de sang phénoménal. Un passé qui se déchire et se tord de douleur.

Une seule question demeure et constitue le fil conducteur de la pièce : faut-il abattre le passé pour se construire et vivre le présent ? Cette interrogation hante la jeune Loup, incarnée par Marie-Ève Perron, dont la force de jeu nous fait passer du rire aux larmes, de la tendresse au déchirement. Quasiment toujours présente sur scène, elle constitue le point central de cette histoire alambiquée, la descendance vers laquelle convergent toutes les générations. Elle finit par résoudre les clés de son histoire et accepte d’en porter le fardeau. C’est du moins ce qu’elle clame à la fin dans un monologue épique, face aux pétales de roses qui s’écoulent sur les cadavres de son histoire.



samedi 12 juillet 2008

Les Ephémères - Ariane Mnouchkine

Une petite pensée émue pour Le Théâtre du Soleil qui a terminé ses dernières représentations des Ephémères à la Cartoucherie de Vincennes fin avril, avant d'achever sa tournée à Saint Etienne début juin. Je m’excuse de ne pas avoir écrit plus tôt, j’ai retourné cet article dans tous les sens, dans l’espoir d’écrire quelque chose de satisfaisant à propos des Ephémères. J’ai cherché les mots, j’ai essayé de décrire, de me fier à mes impressions mais je ne tarissais pas d’éloges, tout cela manquait d’objectivité, d’analyse, tout cela concentrait trop de « Je ». Avec le recul, c’est sans aucun doute parce qu’Ariane Mnouchkine y fait appel, à ce « je ». Sur ses plateaux tournants où défilent les scènes du quotidien, Ariane Mnouchkine nous parle de lui, elle parle de toi, de moi, de vous, de ceux-ci, de ceux-là, de ceux qui sont dans la salle et de ceux qui n’y sont pas.
Un spectacle qui est « fait des instants qui nous ont faits », tout cela en 6h45, ni plus, ni moins.

L’auteur Irlandais James Joyce se demandait si on arriverait à jour à mettre de la vie, de la « vraie vie » sur scène. A ne plus se contenter de l’imiter, de chercher le réel, mais d’atteindre quelque chose de vrai et d’authentique. Les Ephémères se rapproche de ce théâtre-là. « Construire de l’humain », c’est ce qu’Ariane Mnouchkine déclare vouloir accomplir.


« Le monde explose autour de nous… et nous, nous tentons de faire un spectacle sur… sur quoi au fait ? Si je te disais que les comédiens et moi-même nous sommes retrouvés travaillant sur… presque rien. Ce presque rien que nous appelons malheur, bonheur, souvent regrets, parfois heureusement révélations. Nos petites apocalypses. Nos sillages à peine tracés que déjà disparus. Nos traces, aussi invisibles que celle d’un serpent sur le sable. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu envie de t’écrire cette lettre. J’ai eu soixante-sept ans cette année. Je suis la plus âgée. La benjamine a vingt ans. Entre elle et moi, il y a maintenant tous les âges. (…)
Le monde explose autour de nous… les glaciers fondent, les océans montent, les îles de nos rêves bientôt seront englouties, et nous sommes toujours des « analphabètes du sentiment »…
Extraits d’une lettre à un ami – 18 octobre 2006




« Life we must accept it as we see it … , men and women as we meet them in the real world …The great human comedy… gives limitless scope to the true artist.” James Joyce, Drama and Life

samedi 9 février 2008

A Midsummer Night's Dream – Le Théâtre du Footsbarn à la Cartoucherie de Vincennes

Le Footsbarn Theatre a commencé l’année 2008 en implantant son chapiteau à la Cartoucherie de Vincennes, bien connue dans le milieu théâtral pour abriter notamment le théâtre de la Tempête et le théâtre du Soleil. Du 09 janvier au 03 février 2008, cette compagnie internationale, née en Angleterre et qui a parcouru le monde avant de s’installer dans l’Allier, a joué une comédie de Shakespeare, Le Songe d’une Nuit d’Eté. Montée il y a quinze ans, elle avait eu un grand succès populaire : en ce début d’année, c’était l’occasion idéale de la revoir ou de découvrir à travers elle l’univers féerique du Footsbarn.


Un basson, un violon, quelques percussions. Une musique proéminente qui ne laisse pas un seul silence s’installer, qui nourrit l’oreille en permanence de douces mélodies orientales et de danses tribales. Une scène qui brille de toutes les couleurs, toutes plus vivantes les unes que les autres, et autour de laquelle est modestement installé le public, en grande partie anglais, prêt à tendre l’oreille et à pénétrer l’univers merveilleux régi par Oberon et Titania.

L’après-midi avait pourtant mal commencé : la Cartoucherie de Vincennes est supposée être reliée par une navette qui part du métro et emmène au théâtre les spectateurs non détenteurs d’une voiture. Seul problème : les gens s’entassent devant l’arrêt de bus, mais aucune navette ne semble arriver et les minutes défilent. Comment faire lorsqu’il est nécessaire d’arriver avec une demi-heure voire une heure d’avance ? C’est le grand mystère de la Cartoucherie dont les navettes se perdent on ne sait trop où. Car un spectateur, ça se ménage, ça se met en condition. Cependant, une fois à l’intérieur, la magie opère et les contrariétés purement techniques sont vite oubliées. Tant mieux.

Car l’atout du Footsbarn réside principalement dans l’univers qu’il réussit à créer grâce à un grand nombre d’influences. Il travaille aussi bien sur le visuel que sur l’auditif, sur le gestuel que sur le texte, sur le décor que sur la musique.

Et l’aspect le plus frappant est sans aucun doute l’extrême diversité culturelle qui se dégage de la pièce, et qui est surtout due à des acteurs d’origines différentes. Sans jamais étouffer le dialecte de chacun - car la pièce est entièrement en anglais - Le Songe d’une Nuit d’Eté se colore de tous les accents de la terre sans jamais rendre le texte difficile à comprendre. Mieux encore, il lui permet de jouir d’une grande liberté, et les acteurs n’hésitent pas à jouer sur les mots, à passer de l’anglais au français voire même au japonais. Evidemment, il est fortement déconseillé d’aller voir la pièce si vous parlez trois mots d’anglais et que vous n’avez jamais lu Shakespeare. Cependant, si vous avez une petite idée de l’histoire du Songe d’une Nuit d’Eté, et même si votre anglais n’est pas parfait, vous pourrez en profiter sans trop de problèmes.
La musique mélange également influences tsiganes, orientales ou encore tribales. (la danse de Puck a d’ailleurs fortement tendance à taper sur le système au bout de la cinquième ou sixième apparition.) Sans jamais prendre la place du texte et des acteurs, l’orchestre les accompagne en permanence, transmet une large palette d’émotions et apporte une touche d’authenticité. Il appartient au monde féerique de la forêt, comme une entité à part entière. Et puisque c’est l’œil auquel il ne faut pas se fier dans cette comédie, lui qui nous trompe, lui qui ne nous montre que les apparences, alors flattons nos oreilles et écoutons.

Autre aspect important : les décors et les costumes sont réalisés de façon très minutieuse et témoignent d’un très grand travail de préparation mais également d’un grand souci esthétique. La présence de couleurs vives rend particulièrement bien l’univers féerique lié à la pièce. Enfin, des costumes très complexes mais également des masques nous rappellent la comédie dell’arte ou encore le cirque. Il y a dans ce théâtre quelque chose de purement artisanal.

Le Songe d’une Nuit d’Eté se dote également d’une part de burlesque incontournable dans l’univers Shakespearien, comme c’est le cas dans toutes les comédies. Car la troupe n’a peur de rien et surtout pas du ridicule, elle accumule les situations cocasses, le comique de geste, les mimiques et le bouffon. Le spectateur ne peut que rire aux larmes durant les scènes consacrées aux artisans tentant désespéramment de répéter le tragédie de Pyrame et Thisbé, et la transforment malgré eux en une sorte de farce et de parodie ridicule en tous points. Une véritable source de comique.

A la fin de la pièce, « la nuit se dissipe et tous les enchantements sont levés », mais le spectateur reste sous le charme, les yeux encore remplis de couleurs vives et brillantes. Lentement, il se dirige vers la navette qui le ramènera, et cette fois-ci sans encombre, à la dure réalité quotidienne.

Le Songe d’une nuit d’Eté est une pièce qui mêle farce et poésie, du pur Shakespeare. Le Footsbarn est un monde, un univers tout entier, un théâtre atypique, riche et authentique, un théâtre anglais et pourtant tellement international, joyeux, déjanté mais toujours précis et rigoureux. Du plaisir, que du plaisir ! Un théâtre du Globe moderne.

vendredi 18 janvier 2008

Control - Anton Corbijn

« Il a changé l’histoire du rock, sans le vouloir, sans le savoir. » Ces mots, vous avez pu les lire un peu partout en septembre dernier, en croisant les affiches du premier long-métrage d’Anton Corbijn consacré à la vie de Ian Curtis, leader mythique du groupe anglais Joy Division dont le succès fut triomphal à la fin des années 70. Le 18 mai 1980, à la veille de la tournée mondiale qu’allait entamer le groupe, le jeune chanteur s’est suicidé. Inutile de préciser que le défi était haut à relever pour Anton Corbijn, photographe connu notamment pour ses clichés de David Bowie, U2 ou encore Miles Davis. Passer de l’objectif à la caméra n’était donc pas le plus facile des challenges, surtout quand il s’agissait d’adapter une biographie, si intense et si passionnante soit-elle, sans tomber dans le cliché, dans le tragique, voire même dans le sensationnel. Certes, la caméra n’était pas un objet tout à fait inconnu à Anton Corbijn puisque ce dernier a réalisé de nombreux clips (Depeche Mode, Johnny Cash, et même Atmosphere de Joy Division), mais le projet était délicat, l’entreprise était risquée, les attentes difficiles à satisfaire. Et c’est avec une classe bouleversante qu’Anton Corbijn nous plonge dans l’univers musical fascinant et torturé de Ian Curtis. Car comment rendre à l’image ce qui était transmis jusque là par des mots et des mélodies ? Comment représenter à l’écran toute la force musicale de la Cold Wave, dont Joy Division a été le groupe fondateur à la fin des années 70 ? Et pourtant, c’est bien sur cette problématique que se construit toute l’originalité, la modernité et plus largement toute la magie de Control, qui surprend par son esthétique et par sa maîtrise de la caméra.

Tout d’abord, Corbijn a choisi une image en noir et blanc, qui fait particulièrement bien ressortir l’atmosphère froide et torturée des mélodies du groupe, mais aussi l’atmosphère minière des villes du Nord de l’Angleterre comme Manchester (et sa banlieue, dont Macclesfield fait partie.) C’est ensuite l’utilisation des gros plans qui permet à Control de tirer son épingle du jeu : que d’images focalisées sur le visage de Ian Curtis (incarné par Sam Riley), et qui pourtant restent d’une pudeur extrême et d’une justesse bouleversante ! Que les silences que nous inflige Corbijn - sur lesquels vient se poser la voix du poète Curtis - contrastent avec la pensée musicale du film, comme pour en retirer la vérité la plus subtile et la plus fondamentale : « When you're looking at life in a strange new room, maybe drowning soon, is this the start of it all ? » (Exercise One).

Et ce qui importe dans tous ces moments, c’est que Ian Curtis nous parle. Bien sûr qu’il est évident que le jeune homme était tourmenté, qu’il était déchiré entre raison et désir, il suffit de lire ses textes pour s’en rendre compte. Mais au-delà de l’aspect strictement psychologique et biographique, qui est brillamment mis en scène dans le film, c’est bien plus loin qu’il faut aller en chercher l’intérêt : Control est un pavé dans l’histoire de la musique parce qu’il reprend en chœur tous les classiques du rock des années 60 et 70 et par ce biais, redessine l’ambiance musicale de ces années là. Les années qui nous sont montrées au début du film, celles de l’adolescence de Curtis – avant sa rencontre avec Deborah -, sont tout aussi importantes dans le sens où elles mettent en scène la façon dont la musique était considérée à cette époque, en particulier chez les jeunes. Le fait de voir Ian Curtis allongé sur son lit et écouter David Bowie ou encore Iggy Pop tout en fumant une cigarette parait assez anodin, mais c’est tout un aspect culturel qui refait surface. Musique comme échappatoire, comme rébellion, comme moyen de se distinguer de ses parents également, le fait de jouir de la musique pour ce qu’elle est et ce qu’elle nous apporte au sein de notre parcours personnel (qu’il y a-t-il de plus significatif que de voir les écrits de Curtis dispersés sur son bureau, près de son tourne-disque ?), tout cela est significatif d’une époque et possède une valeur. Cela nous permet de comprendre quelle différence Joy Division a fait dans l’histoire de la musique. Pourquoi est-ce que de nos jours, cette façon de jouir de la musique est en train de disparaître pour laisser place à une musique toute prête, consommée dans l’instant, en attendant qu’une autre se hisse en tête des ventes le jour suivant, et ainsi de suite ? Pourquoi est-ce que des jeunes ont marqué une époque en s’affranchissant de leurs influences, et créant leur style propre pour ensuite partir à la conquête du public ? De nos jours, on ne retient de la musique que son aspect glorifiable : on veut créer des stars, les propulser face au public. C’est une véritable claque musicale que nous donne Control, nous mettant ainsi devant le fait accompli : il y a un jeune homme qui, un jour, a osé écrire : « Existence well what does it matter ? I exist on the best terms I can, the past is now part of my future, the present is well out of hand. » (Heart and Soul)Et Corbijn de nous rappeler, sur une reprise de Shadowplay par The Killers en tant que générique de fin, que la jeunesse est éternelle quand il s’agit de musique.

mardi 15 janvier 2008

Le Projet Andersen - Robert Lepage

Deux ans après la Trilogie des Dragons, Robert Lepage investit une nouvelle fois le Théâtre de Chaillot à Paris pour y présenter sa dernière création, Le Projet Andersen. Dans un monologue joué par le brillant Yves Jacques, le metteur en scène combine à la fois virtuosité du texte et maîtrise des effets techniques.


Une succession de personnages, comme un sentiment de schizophrénie. Trois personnages différents qui défilent sur scène et pourtant toujours le même acteur, Yves Jacques. D’abord, Frédéric Lapointe, un metteur en scène Québécois fraîchement débarqué à l’Opéra de Paris pour fabriquer le livret d’une œuvre lyrique adaptée de la Dryade, un conte de l'écrivain danois Hans Christian Andersen. Puis, Monsieur de la Gambretière, le directeur artistique de l’Opéra, caricature vivante, élément déclencheur des premiers fous rires de la salle. Et enfin, Rachid, un jeune Magrébin toujours revêtu de sa capuche, qui grave le symbole Anarchiste sur les arbres. Le tout entrecoupé par des scènes narratives et poétiques, où le conte de la Dryade est raconté de façon traditionnelle.

C’est une pièce rythmée qui se déroule sous nos yeux : alors que les personnages défilent sur la scène, les décors en font autant. Cabines de sex-shop, un café près de l’Opéra, le Bois de Boulogne, ou encore une vue sur le paysage Parisien. On assiste à un véritable déploiement d’effets techniques qui glissent automatiquement les uns après les autres sur la scène devant les yeux ébahis du spectateur. Par cette maîtrise technique, Robert Lepage affirme sa volonté de s’inscrire dans un théâtre moderne et complexe, qui exploite toutes les possibilité que la scène lui offre. Mais pas sans risque : on a parfois l’impression d’assister à une démonstration d’effets techniques, sauvée de justesse par l’extrême sensibilité dégagée par l’œuvre ainsi que le caractère poétique qui émane du conte pour enfants. Car si la succession de tableaux peut gêner un moment le spectateur, ce dernier ne peut que s’en réjouir durant les scènes narratives tant l’esthétique est réussie.

Cependant, Robert Lepage se plait à entretenir différents contrastes en alternant scènes poétiques et scènes dites « modernes » comme c’est le cas du générique d’ouverture où sur fond de musique rap, le personnage de Rachid tague virtuellement le portrait d’Andersen sur l’écran, ou encore la scène où ce dernier s’arrête à la station de métro Invalides, pour y taguer un slogan déjà culte : « Invalides mais pas sans valeur. » Une poésie marginale mais qui a son petit effet sur le spectateur, qui retiendra sans aucun doute cette formule pour en faire la maxime de toute une époque.

A cela s’ajoute l’excellente performance d’Yves Jacques, dont l’aisance se révèle au fur et à mesure que la pièce avance. Le spectateur est tout particulièrement interpellé par son accent québécois, qu’il perd en jouant le rôle de Monsieur de la Gambretière, à tel point que deux acteurs différents semblent défiler sur scène. Une maîtrise parfaite de la langue, complétée par une gestuelle tantôt maladroite, tantôt sensuelle, qui ne cesse de nous surprendre, de nous étonner, de nous transporter.

« Le voyage spatio-temporel » du Projet Andersen nous emmène très loin dans la fiction et la réalité. En mêlant plusieurs époques, plusieurs narrations et plusieurs personnages, tout en gardant une ligne directive bien définie grâce à la présence d’un seul acteur et de l’univers d’Andersen, Robert Lepage nous fait prendre conscience de la puissance du récit.

 
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